C'était au début de ma carrière de diplomate. Tout par hasard, on m'eut choisi pour accompagner l'ambassadeur Harnais lors de sa première visite officielle à l'Émir de Radabayan.
Son palais était tout d'or, somptueux, ci et là brillaient des rubis, des émeraudes. L'émir lui-même, suivant la coutume de son pays, portait un collier de perles tellement grandes que je les croyais fausses.
Avant la fin de la visite, j'allais comprendre que je m'étais trompé.
C'était des vraies.
Dans la cour de l'Émir, il y avait naturellement plusieurs personnes,ses conseillers, ses servants, des eunuques, mais pour impressionner à l'occasion ses visiteurs occidentaux - dont le goût pervers était ici connu de tous - Radabayan avait l'habitude de faire venir aussi plusieurs demoiselles du sérail.
Lorsque celles-ci entrèrent dans la grande salle, j'eus l'impression de regarder un essaim de papillons, tous coloriés dans des bleus et des roses vibrants. Elles ne parlaient pas, mais assis à un mètre derrière
l'ambassadeur, j'entendais leurs petits rires légers qui étaient, pour mes oreilles inaccoutumées, comme les tintements de petites cloches d'argent. Ce fut en tout cas l'image qui me vînt en tête pendant que je
fermais les yeux pour mieux les entendre.
À mon grand étonnement, parmi tous ces parangons de vénusté, effectivement les plus belles femmes que j'aie jamais vues, avant ou depuis, j'en notai tout de suite une qui n'était pas comme les autres.
Celle-ci était tellement laide que, même si elle n'avait pas été entourée de ses ravissantes consoeurs, on l'aurait tout de même trouvée désagréable à voir. Pour être franc, et pas très courtois, je dois dire qu'elle avait une tête de fouine.
Ses petits yeux étaient ternes et très étroits, surmontés de sourcils à la couleur indifférente, et dominant un long nez osseux qui descendait jusqu'à la bouche. Les lèvres étaient étroites et grisâtres, comme
enchâssées sur un menton rond qui ressemblait curieusement à une petite pomme de terre. En la regardant de profil, je m'aperçus que son menton, en saillie, était presque parallèle à la crête de son nez. L'impression
en fut répugnante.
Au contraire de ses compagnes, elle ne recouvrait pas sa bouche lorsqu'elle riait, et je pus voir, même à cette distance, à quel point ses dents étaient étrangement tâchées et très mal alignées.
Ses mouvements manquaient de grâce, elle ne dansait pas comme les autres, et lorsque le groupe se mit à chanter, je crus entendre la voix d'un crapaud tant elle chantait faux.
Lors de la soirée, je n'arrêtais pas de me poser la question : que faisait cette femme, là, où elle n'avait aucune place ? Même les autres femmes semblaient un peu repoussées par elle, je pus noter que plusieurs changèrent de place lorsqu'elle se mettait à côté.
Je conclus enfin que c'était peut-être quelqu'un que l'Émir dut prendre par obligation politique, ou que c'était une pauvre dont il prit pitié. L'Émir était connu partout pour la générosité de son âme. Et puis, vaguement, j'eus l'idée que la Fouine devait être une de ces femmes dont j'avais entendu parler, la sorte qui savait faire un plaisir extrême aux hommes. Je n'avais pas encore connu ce genre de femme personnellement, mais je m'en étais imaginé lorsque mes camarades à l'école ou au cercle estudiantin en parlaient
Pour dire vrai, ce n'était pas la Fouine que j'avais imaginée, mais en y réfléchissant, je me dis que c'était fort probable.
Oui, c'était certainement ça, me dis-je. Cela expliquait pourquoi cette créature n'était pas au dehors à nourrir les bêtes dans les vastes étables du calife, comme toute autre personne qui restait mieux caché des yeux de ceux qui avaient l'habitude de regarder de belles choses.
La soirée prit fin et nous fûmes conduits à nos chambres. J'appris alors que je disposerais d'un serviteur pendant le séjour, c'était un garçon d'une douzaine d'années. Il s'appelait Khebdah.
C'était ce petit gars qui allait m'apprendre le secret de la Fouine.
(2006)