OUATE ET VERRE

OUATE ET VERRE

7.11.09

Sous la lune

Pour le Défi du samedi :

Sous la lune
quelques-unes
De mes pensées se défont
Elles m'échappent
Elles se drapent
Dans leurs manteaux de saison

C’est vrai, j’avais toujours imaginé qu'elles termineraient leurs courses derrière cette porte secrète au bout d’un jardin qui appartenait à cet inconnu dont je rêvais, lui qui serait un jour à moi, mais je ne pouvais pas en être sûre. Je volais des moments dans mes journées bien chargées, essayant vainement de savoir comment procurer la clé qui m’ouvrirait cette porte. Parfois, je me disais que c’était le secret du bonheur. Parfois je me disais que c’était tout simplement l’amour. Lors des jours de chagrin, j’étais convaincue qu’il ne s’y trouvait rien ; il suffisait d’un simple rayon de soleil le matin au coin de ma fenêtre pour me convaincre qu’il s’y trouvait les émeraudes d’une grande fortune égarée. Tout ce qu’il me fallait, ces jours-là, c’était la clé qui m’ouvrirait cette porte. Parce que je savais que si je n’arrivais jamais à trouver la porte, la porte et l’inconnu me trouveraient.

Le temps passa. Je grandis. Peu à peu, j’oubliai la porte. Et l’inconnu. De temps à autre, j’y pensais, mais en riant, parce que je savais que ce n’était qu’une lubie de gamine. La vie est rigoureuse pour ses apprentis. Peu à peu, je me rendis compte que le vrai bonheur n’existait pas. Et que même s’il existait, ce n’était pas mon destin d’être heureuse. J’acceptai.


C’était un jour comme un autre quand je le connus. Pas comme dans les histoires d’amour, où la héroïne s’évanouit et se réveille aux bras d’un bel homme au regard tendre. Il n’était ni beau, ni tendre. Au contraire, c’était un homme brutal, comme je découvris la nuit des noces. Comme il me le rappelait jour après jour après satané jour. Des insultes. Suivie par des gifles. Qui devinrent des coups. Qui devinrent, eux, des raclées. Des raclées qui devinrent une correction. Un œil au beurre noir. Deux côtes cassées. Trois nuits à l’hosto.


J’oublie combien de temps passa ainsi. Je ne sais pas pourquoi personne ne demanda jamais d’où venaient mes bleus ou mes fractures, mes chutes invraisemblables, des brûlures répugnantes. Moi, je ne pensai pas à les expliquer. Je sais que le personnel aux urgences me connaissaient de vue et de nom. Mais c’était clair que tout le monde s’en foutait. La vie est rigoureuse pour ses apprentis.


Lentement, je réussis quand même à ne plus provoquer les plus grosses rages. Lui les garda alors pour les jours de fête. Mais c’est vrai que le ménage était souvent en fête. Je ne sais plus comment ni pourquoi, mais je pris l’habitude d’écrire un peu chaque jour. Pour une raison quelconque, mettre quelques mots sur une page d’un de mes vieux cahiers avec un Bic ancien soulagea la douleur lourde qui m’accompagna. Il rendait moins fort le bourdonnement constant dans mes oreilles.


Un jour, je regardais un peu les pages de mon cahier. C’était d’un cours de français l’année où j’entrai en troisième. Je ne me souvenais plus du nom du prof qui nous avait expliqué ce que c’était qu’un haïku et qui nous encouragea alors d’en faire. Je regardai un peu la page vide où j’aurais dû commettre un poème. Elle était encore vide. Soudain, mon stylo gratta rapidement trois lignes, automatiquement, comme si j’avais toujours connu ces mots. Devant mes yeux étonnés, je vis :


Lune qui danse

Parmi les beaux nuages :

Curieux hasard.


Je restai bouche-bée devant la page. Moi, j’écrivis un haïku ? Non, c’était une erreur, je me trompai. Ce n’était pas moi qui venais d’écrire ces mots.


Je me concentrais trop fort. Erreur. Je n’entendis pas la porte rouge au fond du jardin qui claqua, ni les pas titubants sur l’escalier. Je ne sentis pas son odeur, je ne m’aperçus pas de sa présence avant que sa grosse main dure m’ait saisie par le cou pour me jeter par terre comme un vieux chiffon déchiré. La danse alla commencer, ne manquait que sa musique. Mais le chef d’orchestre resta à son tour figé devant ma page.


- C’est quoi cette merde ? hurla-t-il. Il passa deux moments à fixer difficilement la page.


Deux minutes passèrent dans le silence total. Et puis il commença à rire. À hurler comme un vent hivernal et vicieux. Et ensuite commença la musique. Avant la dernière mesure, il prit le vieux cahier et le déchira en petits morceaux, laissant son partenaire immobile sur le plancher joliment décoré par les confettis et le sang. Il fallut six mois avant de pouvoir tenir un stylo dans mes doigts cassés.


Mais je sais maintenant ce qui se trouve derrière cette porte rouge au fond du jardin. Un cadavre qui porte un vieux stylo Bic foncé foncé dans une des jugulaires.


Curieux hasard.


Car ce soir, la lune dansera bien parmi les beaux nuages.


Que deviennent
Mes poèmes
Quand ils prennent l'horizon
Où partent
Toutes ces cartes
Qui se décrochent de mes cloisons
Certaines
Me reviennent
Un peu plus troublées que de raison



3.11.09

Berliner Mauer

Pour Kaléïdoplumes :

Etwas dort ist, das nicht eine Mauer liebt… – Robert Frost

Ce jour-là, j’avais cinquante ans. Plusieurs vieux fantômes de mon enfance violacée, violée, violentée, passaient sous l’arche, dont le plus beau, celui de Gretchen. Elle portait encore le petit panier sous son bras, avec tous ce qu’elle possédait au monde. Une fortune, étant donné qu’en 1945, tout ce qui lui restait était son petit corps lui-même, habillé de souille et de guenilles.

Je la connus dans l’orphelinat, un grand bâtiment hâtivement érigé par des ouvriers de la Croix Rouge. Pendant longtemps, c’était un des seuls édifices intacts de la région. Ma Gretchen n’était qu’un petit squelette, les arêtes d’un poisson qui n’avait retenu que sa tête, ses gros yeux, sa bouche qui ouvrait et fermait silencieusement. Elle serrait férocement un petit panier contre sa poitrine. Je devins immédiatement son protecteur. Je lui procurais des bouts de pain et des biscuits supplémentaires, qu’elle grignotait en me regardant de ses gros yeux bleus. Je la protégeais contre les voleurs, les rôdeurs, les petits gangsters ados qui restaient à l’asile, avant de disparaître aussi mystérieusement qu’ils étaient arrivés.

Le hasard – ou bien, la chance – voulut que nous soyons adoptés le même jour. Moi, c’était ma tante Helga dont je gardais un vague souvenir. Je ne la reconnus pas, c’était déjà une vieille dame courbée sous les horreurs de la guerre, mais elle avait les mêmes yeux que ma mère. Je reconnus un peu l’ancienne mélodie de sa voix lorsqu’elle me prononça « Kommst du mit, Helmut ? » Ce fut un petit homme moustachu qui vint chercher Gretchen. Je le détestai immédiatement, il souriait trop grand, il lui manquait des dents. Je hurlai quand Gretchen mit sa petite main dans la sienne et me tourna le dos, muette. Sans une larme.

Le jour de mes dix-neuf ans, je la revis, assise sur un banc, en train de lire. Je vis le petit panier à côté d’elle. Je l’abordai. Elle me regarda avec les mêmes yeux, bleus et clairs. Lentement, j’y vis un reflet de souvenir. Je ne me souviens plus très bien des mois qui suivirent. Quand je pense à cette époque-là, tout ce qui me revient c’est le son rare de ses rires, ses gros yeux bleus, une vague fragrance de Kirschwasser.

Un jour, elle m’annonça qu’elle devait retourner chez elle pour soigner son beau-père mourant, le moustachu qui l’avait choisie. Je sus que ce fut un ancien collègue de son papa qui avait promis de la retrouver. Je n’y pensai pas deux fois, il me semblait normal qu’elle y aille, je lui dis qu’on se retrouverait dans quelques jours.

On ferma définitivement le mur une semaine après son départ.

Néanmoins, on arrivait à s’écrire de temps à autre. C’était défendu, mais on trouva des moyens. Et un jour, elle me dit qu’elle allait me revenir, qu’il y avait des guides dont le travail était de conduire des gens à travers le mur, qu’elle utiliserait son maigre héritage pour acheter sa liberté.

C’est en l’attendant cette nuit-là dans l’obscurité que j’entendis les coups de feu des sentinelles francs-tireurs.

Le jour de mes cinquante ans, je la revis enfin.