OUATE ET VERRE

OUATE ET VERRE

7.11.10

Quand Dieu fumait sa pipe

 [Pour le Défi du samedi, où il figure une version un peu plus courte]

- Sophie, viens ! cria Maman.

Ce jour-là, j’étais en train de gronder Lapin qui n’avait pas fait ses devoirs, mais je l’ai laissé devant l’ardoise avec les autres poupées, parce que l’on ne devait jamais être trop occupée pour répondre à Maman. Sinon, on risquait une petite tape qui servait de rappel.

- Oui, maman ? dis-je en arrivant à la cuisine.

- Il fait si chaud aujourd’hui ! Porte ce verre d’eau à ton grand-père dans le jardin et demande-lui s’il veut déjeuner avec nous.

Je pris le verre dans les deux mains et sortis de la maison, allant lentement jusqu’à l’orme où mon grand-père était assis sous l’ombre. J’avais appris à ne pas courir. Lorsque je courais, l’eau ne restait jamais dans le verre.

- Tiens, Papy, tu veux de l’eau ?

Papy ne prit pas le verre, alors, je le mis soigneusement par terre à côté de lui. Il était sans doute fatigué, ayant passé la matinée à bêcher les chardons qui poussaient dans  les longs rangs de maïs qui traversaient les champs de son fils.  Papa aurait pu y passer avec son tracteur, mais mon grand-père, dur et angulaire, n’était pas le genre d’homme à ne rien faire de sa journée. Même s’il faisait très chaud, comme ce jour-là.

Je m’assis par terre à côté de lui.  Mes petits pieds dodus, nus et sales, arrivaient au niveau de ses maigres cuisses au-dessous de son pantalon poussiéreux.  Je me demandais si un jour mes jambes seraient aussi longues que les siennes, une chose qui me semblait impossible.

Quelques brins d’herbe me piquaient les jambes nues. Une mouche vrombissait autour de nos têtes. Je regardai les petites gouttes de sueur aux tempes grises de mon grand-père. Elles semblaient attendre que la grosse veine bleue zigzaguant juste au-dessous sa peau s’y éclate.

D’un coup, je me souvins de la question de maman.

- Maman veut savoir si tu veux déjeuner avec nous ?

Il grogna entre ses petites dents jaunes et carrées qui serraient la tige de sa pipe. Le tabac sentait bon.

- D’accord, dis-je, mais je ne me pressai pas pour rentrer le dire à maman. Je savais que maman ferait assez de pommes de terre pour nous tous : Papa, mes frères, Papy, maman et moi.

Je regardai les taches du ciel bleu entre le noir des feuilles et j’attendis que Papy me parle.

C’était lui qui m’avait montré l’herbe du menteur. Avant de l’arracher de la terre, il me demandait si j’avais menti ce jour-là. La première fois, je tremblai de terreur. Un mensonge était un grand crime. Un crime qui valait une fessée sérieuse. Papy arracha la plante. Il y avait des fils blancs au bout de la tige arrachée. Il me dit que cela prouvait que j’avais dit un gros mensonge et trois petits mensonges. Horrifiée, je protestai férocement mon innocence avant de me rendre compte que c’était Papy qui mentait. Après ça, j’adorais le jeu et je voulais toujours qu’il le propose.

Mais ce jour-là, Papy fumait sa pipe et regardait le ciel. Je pensai à lui demander l’heure. Papy savait toujours l’heure précise, miraculeusement, parce qu’il ne portait jamais de montre.

- Papy, quelle heure il est ?

Il ne répondit pas.

J’en avais l’habitude. Ce n’était pas un homme qui parlait beaucoup.

Je regardai les nuages dans le ciel. Ils étaient gros et blancs, comme des moutons qu’on avait oublié de tondre. Mais plus propres. Pas comme les vrais moutons dans la ferme. Plus comme les moutons dans les dessins animés. C’était Papy qui m’avait dit qu’il y avait des nuages comme ça quand Dieu fumait sa pipe. J’avais ri à penser que Dieu était un vieux comme mon Papy, qui fumait une pipe, comme lui, et qui savait quand tu disais un mensonge. Je me demandais si Dieu bêchait aussi les champs de Jésus. J’étais sur le point de poser la question à Papy, mais je vis qu’il avait fermé les yeux. Papy aimait faire la sieste quelquefois.

- Sophie !  C’était la voix de maman. À table !

Je courus à la maison. C’était toujours à moi de mettre le bassin d’eau sur la véranda afin que Papy et mes frères se lavent avant de manger.

La porte claqua derrière moi.

- Papy, il ne vient pas ? demanda Maman, en train de remplir les verres sur la table.

- Si, je crois, lui répondis-je avant d’aller chercher le vieux bassin et des serviettes.

Maman dut regarder par la fenêtre. Dans la salle d’eau, j’entendis le son de la cruche qui cassait, quelques pas rapides sur le plancher de la cuisine, la porte qui claquait, et puis la voix de ma maman au jardin, hurlant « Eugène ! Eugène ! ».

Ce jour-là, Papy ne répondit pas.

2 commentaires:

  1. triste, très triste, mais beau départ (et très chouette texte, Joye)

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  2. Merci beaucoup, brige ! ♥ ♥ ♥

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