OUATE ET VERRE

OUATE ET VERRE

6.6.07

À condition que tu m'en donnes

[pour Impromptus littéraires]

Quand les enfants sont morts deux semaines après l’attentat, Raphaël quitta le bunker et ne revint pas. Il partit dans la nuit ; je somnolais dans l’obscurité, perdue dans une brume de deuil et d’horreur suite à cette dernière insulte.

Je ne sais pas pourquoi je ne fis pas pareil. Quelques haillons de survie me retinrent, je suppose. Mon cœur, comme mon corps, refusa de lâcher.

Je ne sais pas combien de temps passa, mais un jour, les vivres épuisés et mon estomac en révolte, moi aussi, je décidai de tenter mes chances à l’extérieur. Je fourrai ce qui restait de mes nécessaires dans la petite sacoche, et j’enfonçai vers l’inconnu.

Le soleil m’éblouit, et me brûla ; je reconnus des sensations étranges et lointaines. J’eus l’impression de me promener dans un musée abandonné, quasi-mort, quasi-vivant.

Le silence abasourdissant m’accompagna, j’entendis battre mon cœur fort dans mes tempes, mes pas résonnaient sur les cailloux. Je me dirigeai vers la ville, il y restait sûrement quelque chose, quelqu’un…

J’y arrivai vers le soir, ayant dû m’arrêter plusieurs fois afin de reposer mes muscles diminués par je ne sais pas combien de jours sans exercice. Mes pieds portaient des ampoules globuleuses, ma gorge se plaignait de la soif qui l’assommait sous ce soleil qui ignorait tout mon dépit.

Pas très loin du bunker, j’avais retrouvé la montre de Raphaël, au beau milieu de la route comme si l’on avait jetée furieusement par terre. Bien sûr qu’elle ne marchait plus. Comme Raphaël.

Je resserrai la sacoche autour de mon cou et je continuai parce que, au contraire de cette montre, et Raphaël, et nos enfants, et le reste de la planète, je ne savais pas m’arrêter.

En m’approchant de la ville, mon nez a reconnu la fumée de bois avant que mes yeux purent la voir dans la crépuscule violacée. Comment se faisait-il que l’homme put tout tuer, sauf la beauté du ciel ? Mon cerveau fêlé refusa de nouveau à comprendre, mes tempes battaient toujours, lentement, douleureusement.

Je m’approchai. La fatigue et la faim me poussèrent. Quelque part, vaguement, dans ma tête sonna encore une petite voix précautionneuse, son trémolo chétif à peine discernable.

--Et si l’on te tuait ?

--Et si l’on me tuait, répondis-je à la voix, ce serait peut-être un acte de compassion.

Mais bon, rien de tout cela, les cinq ou six personnes qui se retrouvaient autour du feu semblaient ne pas remarquer mon arrivée, à part me faire une place. Quelqu’un mit une tasse dans ma main, je bus le contenu sans m’inquiéter.

Il n’y eut pas de conversation. Les quelques gens qui restaient, comme la nature, avaient perdu leur voix.

La nuit tomba complètement, personne ne bougeait sauf pour jeter encore des morceaux sur le feu : du bois, du papier, des ordures. Le feu répondait par des crépitements. Comme cela.

Le matin revenu, je me retrouvai couchée par terre, ma sacoche sous la tête. Je vis deux pieds devant moi et en me levant les yeux, je vis la tête d’un ancien camarade de classe.

-- Vincent, c’est toi ? coassai-je. Ma voix semblait absurde. Elle n’avait pas sa place dans cet univers.

-- Oui, Marie.

Il ne demanda pas pour Raphaël ou les enfants. Je compris qu’il savait que ce serait du temps perdu. On n’échangea pas de banalités, ce n’était plus la peine. C’était assez de nous regarder dans les yeux et nous raconter des vérités maccabres, sans utiliser inutilement nos voix.

Il n’y avait même pas de larmes pour désaltérer nos joues sèches. Il n’y en avait plus.

Vincent remarqua ma sacoche. Tout le monde en avait eu une dans les derniers jours avant l’assaut.

-- Ah oui, merde, j’ai perdu la mienne ! Tu ne l’as pas utilisée ?

-- À ton avis ? lui répondai-je. Il resta silencieux, je continuai donc. Oui, je pense qu’il est temps. Mais jusqu’ici, je n’ai pas eu le courage.

Un vague reflet étincellait dans ses yeux.

-- Moi, dit-il enfin, j’en ai. Du courage. Assez pour deux…

Je hochai ma tête même sans attendre la fin de ses mots…ils retintissaient en rythme avec mes tempes, je les entendais cogner comme le sang désemparé dans mes veines fatiguées.

-- …à condition que tu m’en donnes.

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