- Mais attention ! Môman est trrrrrrrrrrrrrès fragile ! me cria le monsieur dont nous accueillions la mère à Brix-les-Eaux, la maison de retraite où je travaillais depuis déjà trop longtemps.
Je regardais Fiston de travers. Fragile mon œil au beurre noir, sa Môman pesait au moins cent cinquante kilos ! Déjà mon lumbago me jouait du tambour aux reins en voyant cette prépondérance fourrée dans le siège à passagers. J’avais mal aux pieds, comme d’habitude, car depuis le début de mon service ce jour-là, je n’avais pas eu le temps de m’asseoir.
Je lui fis mon meilleur sourire de diplomate, et puis je l’effaçai. J’avais encore oublié que la dent - cassée la semaine dernière par un résident en délire - se voyait. Je fis donc vite pour cacher mon embarras.
- Mais bien sûr, Monsieur. Madame votre mère sera ici comme chez elle, un trésor chéri pour tout le monde.
Fiston me fit un air de hibou coupable, mais je hochai la tête pour le rassurer. Ma C-1 me faisait encore mal, je m’étais cogné la tête plus tôt ce matin-là après avoir glissé dans une flaque d’urine devant la porte d’un monsieur qui avait hardiment arrosé ses quatre-vingt-douze ans.
Je reconnus tout de suite Fiston, le genre est assez commun : petit homme frimant la cinquantaine, jamais marié, dévoué à sa Môman, qui fut pour lui une sainte. Mais leur martyre mutuelle s’approchait à sa fin. Peut-être la fiancée de Fiston était-elle fatiguée d’attendre ces derniers vingt ans, pour que Môman l’accepte, ou qu’elle crève.
C’était souvent ainsi. Et les femmes fragiles comme Môman vivaient parfois trrrrrrrrrrrrrrrès longtemps, voire trrrrrrrrrrrrrop longtemps pour les femmes comme Huguette qui attendaient tragiquement que leur future belle-môman les embrasse…
- Mais attention ! hululait le hibou dans mon oreille. Vous allez la laisser tomber !
Je ne répondis pas, il me fallait tout mon souffle pendant que je tirais sur les gros bras de Môman, gluée comme une sardine géante dans la Mégane. Et puis, pop ! elle se retrouva miraculeusement dans le fauteuil roulant.
Je vis déjà des reproches inquiets aux yeux ahuris de Fiston.
- Vous avez trop tiré sur ses bras, monsieur ! me reprit-il. Elle aura certainement des bleus ! Sa peau est délicate et…
- Fragile, oui, monsieur, je sais, je lui répondis, tout en me frottant mes propres bras qui brûlaient de l’effort nécessaire pour sortir Môman de son char. Je vis encore la vieille morsure au poignet gauche, faite par une résidente qui s’était souvenue pendant que je lui brossais les cheveux qu’elle avait encore deux ou trois dents…tout naturellement, elle avait voulu voir si ses quenottes d’autrefois marchaient encore…
Je me penchai vers le fauteuil.
- Mais je crois bien que Madame n’a rien eu. N’est-ce pas madame ?
En guise de réponse, Môman lâcha un gros pet spectaculairement dégueu. Même un ado en colonie n’aurait pas su mieux faire.
- Vous voyez, monsieur ? lui souris-je. Votre mère pète la santé !
Fiston resta muet. Pour me reprendre, il aurait été obligé de reconnaître que la flatulence de sa môman n’avait vraiment rien de fragile. Je revis pendant quelques instants dans ses yeux une vieille lutte entre le devoir et la liberté avant que Fiston ne la maîtrise.
Nous repartîmes vers la chambre qui attendait. Fiston grommelait consciencieusement derrière nous pendant que je me débattais contre le poids impossible du fauteuil.
ah ces terribles vieilles fragiles (m tante qui a fini par ne vivre que 10 ans seule avec son mari après la mort de ma grand mère à cent ans moins quelques jours)
RépondreSupprimerMa tante a fait pareil pour sa belle-mère pendant très longtemps. Je ne sais pas pourquoi on canonise Jean-Paul II, c'est ma tante qui était sainte...
RépondreSupprimerMais dans mon histoire, c'est la fragilité du narrateur qui est criante et personne ne semble la voir... ;-)
Merci pour tes commentaires, brige, c'est vraiment sympa de réagir !!! ♥ ♥ ♥
Je vois bien la fragilité dont tu veux parler. Quand Poulette me raconte certains patients et que je la vois. je me demande comment elle tient le coup.
RépondreSupprimerVoilà.
RépondreSupprimerL'été où ma nièce travaillait dans une institution qui gardait les enfants incontrôlables, elle était toujours couverte de bleus.
Mais puisque c'est une fille assez costaude, personne n'a pensé à sa fragilité à elle.
Merci pour ton com', Berthoise. ♥