Pour
Un mot. Une image. Une citation :
Au mi-avril
Dans l’hémisphère nord
La grande aigrette
Donne son accord
Aux reflets sur l’eau
Rouges de tendresse
Moitié-enfant, moitié-homme, Jimmy était comme un oiseau, comme une grue, comme un héron maladroit. Quand son cri perçant faisait l’écho tout autour du bayou, les voisins hochaient sagement la tête, c’était Jimmy qui annonçait qu’il se couchait encore avec le soleil. Ses longs bras maigres couverts de bosses comme les racines de cyprès arrêteraient tôt ou tard d’agiter follement, et Big Donna, la vieille femme qui s’occupait de lui, pouvait enfin respirer, boire un verre, se masser ses pauvres pieds cornus et brutalisés des années à travailler debout, eux et leur maîtresse portant les traces d’une dure existence, cruellement gagnée.
Dans l’hémisphère nord
La grande aigrette
Donne son accord
Aux reflets sur l’eau
Au crépuscule sonore
On disait parfois que Jimmy était l’enfant d’amour de Doris Day et d’Yves Montand, avant que Montand ne tombe amoureux de Marilyn, mais après cette autre, la belle Française qui avait fait l’erreur de perdre trop tôt sa beauté, c’était comment qu’elle s’appelait encore ? D’autres fois, les vieilles dames chuchotaient que la fille de Big Donna avait couché avec son propre frère et que Jimmy était le fruit tordu de leur union infernale. On disait aussi que Little Donna avait voulu cacher ses péchés, qu’elle avait mis le petit corps encore tout chaud et moite du sien dans l’eau du bayou, que le petit a failli se noyer, et qu’on l’avait retrouvé le lendemain perché sur les racines d’un grand cyprès, entouré d’aigrettes qui faisaient leur cri bas et rauque. On disait aussi que, après que l’enfant a été ramené chez elle, Big Donna avait pris sa fille par le cou et qu’elle le lui avait serré jusqu’à ce que ses deux yeux sortent de leurs orbites.
La grande aigrette
Donne son accord
Aux reflets sur l’eau
Au crépuscule sonore
Et rouge de tendresse
Même quand le pasteur de la petite église derrière la colline disait que Jimmy était un cadeau du ciel, les membres de son culte murmuraient tout bas que c’était quand même une honte et une abomination. Quelle sorte de dieu mettait un tel monstre sur la terre, un témoignage quotidien à son grand manque de pitié ? La punition de Little Donna, c’était de la justice, certes, mais pourquoi torturer l’enfant qui n’y avait été pour rien ? C’était clair que Jimmy souffrait, que la Big Donna souffrait, que la Little Donna, disparue depuis ces seize ans, avait horriblement souffert pour ses péchés réels ou imaginés. Les voisins du bayou hochaient toujours la tête. Et puis, les cris de Jimmy résonneraient encore dans le crépuscule.
Donne son accord
Aux reflets sur l’eau
Au crépuscule sonore
Et luisant de tendresse
La grande aigrette
Et puis, la Big Donna est morte, comme ça, une nuit dans son sommeil. On avait découvert son corps gonflé le lendemain, lorsque les cris retintissants d’un Jimmy affamé devenaient trop forts pour ignorer. Entrant dans la cabane, les voisins regardaient le nœud confus d’os et de chair et de bosses sur son lit sali, sa bouche grand ouvert, ses yeux gluants qui les fixaient. Ils ont réfléchi très longtemps. Et puis ils ont su ce qu’il fallait faire. Doucement, ils ont emballé le grand corps maigrichon dans une couverture trouée, et ils ont ramené Jimmy au bayou, qu’il rentre encore dans son élément, là au pied du même cyprès où l’on avait découvert, entouré des aigrettes chantant pour Jimmy leur berceuse basse et rauque.
Aux reflets sur l’eau
Au crépuscule sonore
Et luisant de tendresse
La grande aigrette
Donne son accord.
Jusqu’aujourd’hui, on ne parle jamais de cette affaire, même pas le pasteur de la petite église derrière la colline. Mais le bayou, lui, s’en souvient.