OUATE ET VERRE

OUATE ET VERRE

9.4.11

QUE VOYEZ-VOUS QUAND VOUS FERMEZ LES YEUX ?


Denis et Diane étaient des jumeaux. Ils avaient les mêmes yeux noirs, les mêmes cheveux gras, la même peau cireuse, les mêmes joues creuses. Ils vivaient au bout d’un long chemin, vraisemblablement dans une maison, qu’on ne pouvait pas voir depuis l’autoroute.  On disait que c’était quelque chose d’affreux, avec des trous dans les murs, et des poules se promenant dans la cuisine, des cochons faisant leur sieste dans le living.
Ce n’était pas la robe de Diane qui allait nier cette rumeur. Elle en avait peut-être d’autres, mais elle portait toujours la même, une petite affaire immonde, à carreaux, avec une mince ceinture usée autour de sa taille incertaine. Ses socquettes grisâtres tombaient toujours aux talons, se réfugiant dans ses chaussures noirâtres avec leurs lacets effilochés. Lorsqu’elle souriait -- et elle souriait beaucoup lorsqu’on la regardait -- on voyait que ses dents de devant avaient été cassées. Maintenant, je sais que cela dut faire très mal, l’accident qu’elle put avoir, mais à l’époque, je n’y pensais pas. C’était laid, c’est tout.
Un jour de printemps à la récré, quelques copines parlaient des feux d’artifice. Je n’en avais jamais vu. Sans vouloir admettre que mes parents se levaient tous les jours avant l’aube pour traire les vaches, ce qui faisait qu’ils n’avaient ni le courage ni l’envie de nous amener en ville tard le soir pour voir cela, j’écoutais les autres témoins, avec déférence et sans me prononcer.
Soudain, nous entendîmes la voix rare et graveleuse de Diane, qui avait osé s'approcher.
-  Si l’on ferme les yeux et les frotte très fort,  on peut en voir, des feux d’artifice.
Silence. Personne ne la regarda. C’était comme si elle n’avait rien dit.
Elle attendit un peu, et lorsqu’on ne répondit pas, elle s’éloigna, ses godasses éraflées faisant un bruit solitaire dans le gravier.
Après cela, elle n’essaya jamais de nous parler.
Je ne sais plus ce qui arriva à Denis. À un moment donné, il arrêta de venir à l’école. Cela ne dérangeait personne. Il était vite oublié. Il est mort il y a quelques années, mais je ne sais pas comment.
Sa sœur continuait à être là, toujours au fond de la salle, chétive, invisible dans sa robe honteuse, ses dents cassées luisant dans un sourire constant,  jusqu’au jour où son ventre commença à s’arrondir. Elle ne venait plus aux cours de gym. On se chuchotait en rigolant que c’était Denis le papa. Je reconnais aujourd’hui que c’était peut-être vrai.
Sans trop savoir pourquoi, j’aimerais la retrouver et lui demander comment elle va, si elle se maria. J’aimerais lui parler de la méchanceté inconsciente et abominable des enfants qui ont parfois la chance de grandir moins cons.
J'aimerais lui dire qu'à chaque fois que je ferme les yeux en les frottant très fort, je peux la revoir, au plein milieu des feux d’artifice.

3 commentaires:

  1. J'ai lu ce texte qui m'a beaucoup remuée.
    Bravo.

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  2. Oui, c'est un texte émouvant.
    Est-ce une histoire vraie ?

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  3. J'aime que tu me le dises, Berthoise, merci beaucoup.

    @ Anne-Ma : Hello ! Merci pour ta visite !!!

    Denis et Diane ont vraiment existé tels que je les ai décrits. La tenue de Diane aussi. Et son ventre arrondi...ainsi que les méchants potins qui le concernait.

    Toute la partie avec les feux d'artifice est une invention, à part le fait que personne n'infiltrait notre Bande de Six, dont je n'étais jamais le centre.

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