C’était son dernier billet et tout ce qui lui restait à part quelques pièces. Philippe le refourra dans la poche de sa veste démodée et un peu sale aux pans effilochés.
Demain, il irait encore chercher du travail, faire sa demande, regarder droit dans les yeux tous ceux qui le refuseraient encore, le mépris à peine caché dans leurs yeux.
Mais aujourd’hui, un beau dimanche de printemps, il allait manger.
Manger. Rien que le mot lui mettait de l’eau à la bouche.
Il se souvint de son dernier repas, il y eut deux ou trois jours, à un resto de cœur dans un autre quartier. Philippe n’avait plus le courage d’aller à celui à deux pas du grenier où il logeait. À ce resto-là, on commençait à l’appeler par son prénom. Il ne supportait pas ça.
À l’autre, il y eut du cassoulet et du bon pain. Une bouteille d’eau. Une poire un peu brunie, certes, mais douce et fondante sur sa langue. Et même, un exprès correct.
Philippe n’osa plus penser au café, le café était trop cher. Le matin, il but un bon verre d’eau du robinet et s’en félicita. L’eau remplissait son estomac vide, s’il en buvait assez.
Il toucha le billet encore dans sa poche et fit des calculs. Il pourrait prendre un steak frites dans un vrai bistro, et l’arroser d’un ou deux modestes ballons de rouge. Il mangerait comme un homme, quoi. Pour la première fois depuis longtemps...
Il avala et marchait un peu plus vite. C’était le printemps, oui, mais le vent lui mordillait un peu les oreilles, et les rendaient une couleur qu’on appelait rouge furieux. Heureusement que ses cheveux les recouvraient. Personne ne penserait qu’il venait de prendre une cuite.
Arrivant jusqu’à la brocante du quartier, près de la gare, Philippe ralentit ses pas. Il aimait regarder. Les choses ne lui donnaient pas faim. Il pouvait les regarder sans envie et avec une curiosité naturelle et impartiale.
Passer devant une boulangerie, par contre, c’était bien plus difficile. Ça, c’était de la torture.
Donc, il prit son temps, flâna délibérément, comme s’il avait l’intention d’acheter. Quelques meubles poussiéreux, des assiettes ébréchées, une drôle de cloche qu’il imaginait fraîchement arraché du cou d’une vache par des larrons campagnards…
Philippe sourit.
Il n’aurait pas dû.
D’un coup, il sentit que quelqu’un tirait sur son pantalon. Il se retourna et la vit, une très petite fille brune, habillée d’un grand sweat troué, d’une jupe crade et des tongs usés.
- Oui ? lui dit-il, enfin.
- Acheter.
Sa petite voix n’était pas plus forte que celle d’un oiselet dans son nid.
Irrésistible.
- Acheter quoi, ma petite ?
Elle lui tint un petit poing crasseux.
- Qu’est-ce que t’as là, ma belle ?
La petite fille ouvrit lentement sa main. Sur sa paume restait une bille bleue et verte.
- C’est quoi, ça ? Une bille ?
Elle hocha la tête, le fixant avec ses grands yeux noirs.
- C’est très joli, tu sais.
Philippe se retourna pour repartir. Son estomac lui rappelait cruellement le steak-frites promis.
- Acheter ! vint encore le pépiement.
- Oh, je voudrais bien, ma chérie, mais, tu vois, je n’ai pas d’argent !
Il se pencha et la regarda dans les yeux, où il vit quelques larmes prêtes à s’échapper et jaillir sur ses petites joues maigres. Il l’examina de plus près. C’était évident que la petite crevait lentement de faim. Combien de temps faudrait-il avant qu’une petite fille meure de faim ? Un mois ? Deux ? Combien de temps lui restait avant que ses petites jambes ne la portaient plus ?
Philippe se redressa encore. Après tout, il n'en était pas fier, mais lui aussi, il avait faim...
Il rentra quelques heures plus tard. Un crachin fin avait mouillé sa veste, ses souliers et ses cheveux grisâtres.
Il enleva la veste et la drapa sur la chaise cassée près de l’évier.
- Ah oui, un bon verre d’eau, pensa-t-il.
Il chercha son verre sur la table, à côté du vieux bocal qui contenait ses dernières pièces.
Son verre rempli d’eau, Philippe sortit la bille bleue et verte de la poche de sa veste et la plaça doucement dans le bocal.
Et puis il but goulûment, le chant des petits oiseaux du printemps plein les oreilles.