OUATE ET VERRE

OUATE ET VERRE

16.3.08

Le refus du refus -- Partie III


Une petite larme naissait au coin de l’œil d’Annie. L’angle de son cou, sa tête courbée contre les maigres côtes de la grande Holstein qu’elle trayait, empêchait que cette eau encore captive déborde la paupière délicate. Papa avait bien défendu aux femmes qu’on pleure et même les petites Mary, Rebecca, Katie et Sarah étaient restées silencieuses depuis qu’on avait eu la nouvelle. Seulement le nourisson, Mathilda, avait droit aux braillements, mais même elle semblait avoir ressenti le sérieux de ces derniers jours et restait silencieuse et hésitante, couchée dans son vieux berceau de chêne.

Maman, elle, ne disait toujours rien, mais hier soir, Annie remarqua pour la première fois, en dépit de sa fatigue, des cheveux gris de sa mère. Ils scintillaient dans la lumière de la lampe, échappés pour une fois de la petite coiffe blanche qui les auraient strictement restreints, ordinairement.

Mais plus rien n’était ordinaire, plus rien n’était comme avant, depuis le jour où Papa rentra à la maison dans la petite coche, sans Caleb. Annie ne pouvait plus se rappeler de quel jour il s’agissait, mais elle savait que cela n’avait pas été dimanche. Dimanche dernier, Papa et Caleb avaient encore sorti la grande cariole noire qui les transportait tous - un peu serrés, certes, depuis l’arrivée des jumelles Katie et Sarah - à la vaste maison des Yutzy deux fois par mois pour assister au culte. Dimanche, le petit coche et le louvet que Papa conduisait seul en ville ou pour aller sur un chantier restaient chez eux.

Tirant encore aux pis de la vieille Bessie avec ses petites mains inaccoutumées à la tâche, Annie revit le visage de Caleb ce jour-là, brillant et rougeâtre sous son grand chapeau noir de dimanche. Caleb devait bientôt terminer sa rumspringa, l’année de découverte accordée à tous les jeunes de la communauté. Déjà, Maman parlait du repas qu’on ferait pour marquer l’occasion, qu’elle décrivait quand même en termes discrets, afin que Papa ne la reprenne doucement pour sa vanité. Même Papa, sa voix restant profonde et sobre, portait une de ces rares étincelles dans ses yeux noirs, et les poils de sa barbe aux coins de sa bouche remuaient légèrement, comme ils faisaient lorsque Papa souriait.

Or, Annie n’avait pas souvent vu sourire son père lors de cette dernière année. Papa avait dû prendre sur lui toutes les corvées de Caleb qu’Annie ne pouvait pas assumer, parce que Caleb avait choisi de s’absenter assez fréquemment, d’abord pour quelques jours de suite, et après pour des semaines entières, et il n’y avait pas d’autre fils pour prendre la relève. Cette dernière fois, il s’était absenté pendant plus de trois mois, ayant pris l’autocar pour aller quelque part dans l’Est chez des cousins lointains. Lors des rares soirées où toute la famille restait ensemble après le dîner, au lieu d’aller directement au lit, tous crevés, Papa et Maman disaient que cette fois-ci, Caleb reviendrait avec sa cousine Martha Yoder ou même la petite Rachel Gingrich qui s’approchaient, elles aussi, à l’âge mariable.

Mais ce jour-là, ce dimanche-là, en rentrant du culte dans la grande cariole noire, Caleb fit son annonce. Au début, Annie n’écoutait pas, trop bercée par la motion du véhicule, le son que faisaient les roues, et le poids chaud des jumelles assises sur chacun de ses genoux. D’un coup, le cheval s’arrêta avec un petit henissement de surprise, et Annie sut que Papa avait dû tirer cruellement sur la bride. Lorsqu’elle comprit enfin ce que disait son frère, Annie sentit un bouleversement au creux de son ventre, et un bourdonnement dans ses oreilles qui n’avait pas arrêté depuis cette soirée-là, qui durait jusqu’à ce soir-ci, jusqu’en ce moment où elle se retrouva seule dans l’étable avec Bessie.

Son cœur et ses muscles en révolte, Annie finissait tardivement ses besognes ce soir-là, à la fin du jour où tous les membres de la congrégation enterrèrent symboliquement son frère aîné, le jeune Caleb Beachy. Soudain, Annie se rappela la tête de son frère, entrevue, sans doute pour la dernière fois, derrière le pare-brise d’une petite Ford bleue, arrêtée au carrefour. La petite voiture attendait que passe le cortège traditionnel de treize carioles sombres et sévères.

Annie se leva abruptement des côtes de l’animal, et là, dans l’étable, enfin, la larme captive put s’échapper et dégringoler dans le seau du lait destiné à la famille.

2 commentaires:

  1. Très prenant comme texte. Très bien écrit. Je me demande ce qu'a bien pu faire ce pauvre Caleb.

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  2. Anonyme3:31 PM

    Chez les Amish, si le jeune décide de quitter la congrégation, on l'enterre. Il n'existe plus pour eux. Dans l'histoire, j'essaie de faire comprendre que Caleb a décidé de ne plus être Amish.

    Merci pour ton comm'!

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