OUATE ET VERRE

OUATE ET VERRE

6.2.07

Je connaissais bien le patron

[pour Impromptus Littéraires]

Mme Henderson n’était pas la pire des maîtresses, mais ses colères intempestives étaient connues et respectées par tous ses esclaves. D’autres avaient déjà appris sous le coup de fouet qu’il fallait faire très attention aux coutures de ses riches robes de soie et aux dentelles de ses jupons.

Moi, j’avais eu plus de chance. Elle m’adressait souvent des paroles dures et insultantes, mais jamais je n’avais appris la leçon du martinet. Ma mère, avant sa mort, m’avait bien appris le secret de l’aiguille et c’était vrai que j’étais très demandée, même par les maîtresses des plantations voisines. Jamais une semaine ne se passait sans qu’une ou l’autre n’envoie un des petits enfants noirs et pied-nus avec un message priant madame de « bien vouloir nous prêter votre petite Dinah . Nous voudrions tellement qu’elle confectionne la robe de mariage de ma nièce Rosalie Marguerite… ».

Bien sûr que Mme Henderson n’aimait pas me prêter, mais même moi, je compris que cela rajoutait à son pouvoir dans le voisinage. La châtelaine de Beaux Arbres n’était pas la plus belle maîtresse du county, ni la plus charmante, mais elle était indubitablement sa reine.

Mais ce matin-là, un doux jour de mai où tout fleurissait et l’air était déjà lourd des bourdonnements des butineurs aux lavandes cultivées à côté de la blanchisserie, je savais tout de suite qu’il y aurait un malheur. Ce matin-là, la dame portait de la furie dans son âme, comme disait Mammy Twee. Et bien qu’une dame du Sud ne haussât que rarement le ton de sa voix, ce matin-là, Madame Henderson criait de rage.

-- Toi, Dinah !!

-- Oui, Madame, dis-je, me levant, les yeux baissés, tout comme il fallait, tout comme l’on exigeait.

-- Mon négligé, celui que j’ai porté la nuit de mes noces, où est-il ?

-- Votre négligé, Madame ? lui dis-je, osant enfin la regarder, mais pas dans les yeux. Je ne sais pas.

-- Tu ne sais pas ! Tu n’es pas la responsable de toutes les réparations des vêtements ici à Beaux Arbres ?

-- Si, Madame. Je rebaissai les yeux, mieux pour ne pas trahir ces frissons qui montaient de ma nuque jusqu’aux cheveux.

-- Alors, mon peignoir ?

Avant que j’aie pu trouver un mensonge convenable, je sentis la brûlure de sa première gifle sur ma joue et d’une deuxième sur l’autre. Elle me prit par les cheveux et tirait tellement fort que je vis des lumières derrière mes paupières closes. J’essayais de me retirer, mais elle me tenait trop fermement, j’étais reculée contre la table, son bord dur pressait contre mes fesses comme le corps d’un homme qui me désirait brutalement.

Et juste quand ma main gauche toucha aux ciseaux d’argent qu’on utilisait pour couper les meilleures étoffes, j’entendis une voix masculine à la porte.

-- Elizabeth !! Elizabeth !! Mon Dieu, femme, arrête !!!

À ses mots, la femme en furie me lâcha tout d’un coup et se retourna pour s’adresser à son mari, le maître de Beaux Arbres. Sa voix était douce et acide à la fois, comme l’eau de gingembre qui nous était permise parfois le dimanche. Je l’entendis à travers le bourdonnement des abeilles dans mon oreille gauche, tout en goûtant le sang sur ma lèvre inférieure.

-- Mais Simon, murmura-t-elle, cette tête de linotte a perdu mon négligé de noces, tu sais, celui que je portais quand nous…

-- Bien, si le vêtement était perdu, tu n’avais qu’à demander qu’on te fasse un autre, lui fit-il dans sa voix basse et sombre. Je pensais au petit refuge caché sous le grand platane au bord du ruisselet qu’on m’avait montré la semaine dernière, là où j’irais baigner mes égratinures tout à l’heure.

-- Alors, oui, Dinah, refais-moi un autre ! Immédiatement ! Je veux que cela soit prêt ce soir même !

Elle partit sans attendre mon « Oui madame », prenant le bras de son mari qui l’attendait toujours sur le seuil.

Je décidai que les lancements dans ma tête me serviraient d’inspiration. Le ruisselet et son grand platane attendraient.

Je repris les ciseaux d’argent.

Après tout, je connaissais bien le patron.

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