OUATE ET VERRE

OUATE ET VERRE

3.11.09

Berliner Mauer

Pour Kaléïdoplumes :

Etwas dort ist, das nicht eine Mauer liebt… – Robert Frost

Ce jour-là, j’avais cinquante ans. Plusieurs vieux fantômes de mon enfance violacée, violée, violentée, passaient sous l’arche, dont le plus beau, celui de Gretchen. Elle portait encore le petit panier sous son bras, avec tous ce qu’elle possédait au monde. Une fortune, étant donné qu’en 1945, tout ce qui lui restait était son petit corps lui-même, habillé de souille et de guenilles.

Je la connus dans l’orphelinat, un grand bâtiment hâtivement érigé par des ouvriers de la Croix Rouge. Pendant longtemps, c’était un des seuls édifices intacts de la région. Ma Gretchen n’était qu’un petit squelette, les arêtes d’un poisson qui n’avait retenu que sa tête, ses gros yeux, sa bouche qui ouvrait et fermait silencieusement. Elle serrait férocement un petit panier contre sa poitrine. Je devins immédiatement son protecteur. Je lui procurais des bouts de pain et des biscuits supplémentaires, qu’elle grignotait en me regardant de ses gros yeux bleus. Je la protégeais contre les voleurs, les rôdeurs, les petits gangsters ados qui restaient à l’asile, avant de disparaître aussi mystérieusement qu’ils étaient arrivés.

Le hasard – ou bien, la chance – voulut que nous soyons adoptés le même jour. Moi, c’était ma tante Helga dont je gardais un vague souvenir. Je ne la reconnus pas, c’était déjà une vieille dame courbée sous les horreurs de la guerre, mais elle avait les mêmes yeux que ma mère. Je reconnus un peu l’ancienne mélodie de sa voix lorsqu’elle me prononça « Kommst du mit, Helmut ? » Ce fut un petit homme moustachu qui vint chercher Gretchen. Je le détestai immédiatement, il souriait trop grand, il lui manquait des dents. Je hurlai quand Gretchen mit sa petite main dans la sienne et me tourna le dos, muette. Sans une larme.

Le jour de mes dix-neuf ans, je la revis, assise sur un banc, en train de lire. Je vis le petit panier à côté d’elle. Je l’abordai. Elle me regarda avec les mêmes yeux, bleus et clairs. Lentement, j’y vis un reflet de souvenir. Je ne me souviens plus très bien des mois qui suivirent. Quand je pense à cette époque-là, tout ce qui me revient c’est le son rare de ses rires, ses gros yeux bleus, une vague fragrance de Kirschwasser.

Un jour, elle m’annonça qu’elle devait retourner chez elle pour soigner son beau-père mourant, le moustachu qui l’avait choisie. Je sus que ce fut un ancien collègue de son papa qui avait promis de la retrouver. Je n’y pensai pas deux fois, il me semblait normal qu’elle y aille, je lui dis qu’on se retrouverait dans quelques jours.

On ferma définitivement le mur une semaine après son départ.

Néanmoins, on arrivait à s’écrire de temps à autre. C’était défendu, mais on trouva des moyens. Et un jour, elle me dit qu’elle allait me revenir, qu’il y avait des guides dont le travail était de conduire des gens à travers le mur, qu’elle utiliserait son maigre héritage pour acheter sa liberté.

C’est en l’attendant cette nuit-là dans l’obscurité que j’entendis les coups de feu des sentinelles francs-tireurs.

Le jour de mes cinquante ans, je la revis enfin.

4 commentaires:

  1. Merci brige. Comme toujours, c'est très chouette que tu laisses une petite trace de ton passage. J'apprécie.

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  2. Un récit vraiment très émouvant Joye ! Tu as si bien décrit Gretchen que je croyais la voir !
    Un grand bravo !

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  3. Merci beaucoup, Miss MAP, j'apprécie !!!

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