Pour le Défi du samedi, n° 61
Champfleury, le 17mai 2009
Chère Madame,
J’ai bien reçu votre lettre du 15 mai. Au début, j’étais fort étonnée de savoir que mon nom et mon adresse figuraient dans son agenda, et puis je me suis rendu compte que ce n’était pas, finalement, si étonnant que cela.
Je n’ai jamais fait la connaissance de madame Icks. Et pourtant, c’était elle qui a ruiné ma vie.
J’étais jeune épouse, éperdument heureuse. J’attendais notre premier enfant le jour où la voiture de madame Icks m’a écrasée. Un accident, vous vous direz, et moi aussi, (et le tribunal aussi) les longs mois que j’ai passés, paralysée, au lit. Inutile bien sûr de vous préciser que j’ai perdu l’enfant que je portais.
Ce n’était que deux ou trois ans après mon rétablissement – si marcher difficilement avec des cannes peut s’appeler un rétablissement – que j’ai su que mon mari menait, depuis l’accident, une aventure avec quelqu’un d’autre. Lorsque je lui ai demandé s’il voulait sa liberté, il n’a pas hésité deux secondes à m’avouer qu’il était tombé amoureux de l’autre femme, celle qui lui donnerait enfin l’enfant qu’il avait tant souhaité et que je ne pouvais plus lui offrir à cause de l’accident.
Je l’ai laissé partir. Oui, je l’aimais encore, comment pouvais-je lui priver de son bonheur ? Enfin, une de mes amies, un collègue de mon mari – mon ex-mari, plutôt – m’a expliqué qu’il ne m’a pas quittée pour n’importe qui, mais bien pour madame Icks ! Ah oui, j’imagine que l’ironie de la situation ne vous échappe pas.
Mais ce n’est pas tout. Madame Icks a dépensé tout l’argent qu’avait mon mari, et l’a quitté le jour où il n’avait plus un sou. Elle a aussi délaissé l’enfant, en leur faisant savoir que ni le gamin ni son père ne portaient plus aucun intérêt pour elle. Mon Jacot et son enfant sont venus me voir, Jacot me suppliait de le reprendre, et je l’ai fait, peut-être moins pour lui que pour les beaux yeux de son enfant qu’il avait fait avec ce monstre.
Hélas, Jacot est mort trois mois après, dissipé par l’alcool qui a pu tuer ce qui restait de lui. Moi, je m’occupais de l’enfant et le jour de ses seize ans, madame Icks a envoyé deux gros voyous chez moi pour le chercher.. Légalement, elle avait le droit. Elle avait aussi droit à l’argent que son père lui a légué. L’argent que ma mère m’a confié le jour de mon mariage. L’argent que j’avais soigneusement gardé en espérant qu’un jour que l’enfant de Jacot et moi irions aux États-Unis ensemble…l’argent que j’avais enfin donné à Jacot parce qu’il s’inquiétait pour les études du petit…
Vous vous demanderez sans doute ce qui est arrivé à l’enfant. Je ne sais pas. Il n’est jamais revenu me voir. Cela me semble clair, s’il est encore en vie, qu’il a coupé tout lien avec sa soi-disante mère.
J’espère que les autres figurants dans la vie de la glorieuse madame Icks vous apprendront que cette femme avait quelque brin de décence, mais cela me surprendrait. Qu’elle meure toute seule me semble digne de la vie qu’elle a vécue et aussi de celles qu’elle a ruinées.
Je n’ai plus que quelques mois à vivre. Je ne souhaite que cette femme n’ait pas pu vous duper ou vous impliquer dans une dernière sale affaire.
Si cela se trouve, j’espère que vous pourrez vous extriquer de ces griffes qui seraient capables de vous étrangler, même depuis sa tombe.
Cordialement,
Alice Lafontaine